Cet article intervient à la suite de la participation des JAC au séminaire HumanEnvi, organisé par l’unité mixte de recherche CRISES à Montpellier avec le laboratoire de socio-linguistique DRIPRALANG. Ce séminaire constituait alors la prémisse d’un travail de recherche futur.
Des diversités aux pressions communes
Selon le dernier Rapport Planète Vivante du WWF, les populations de vertébrés, poissons, oiseaux, amphibiens et reptiles ont chuté de 68% entre 1970 et 2016. En parallèle, sur les plus de 7000 parlées dans le monde, 25 langues s’éteignent chaque année. Devant faire face à une érosion commune, ces deux diversités sont emprunts de points communs à commencer pour une concordance spatiale.
En effet, on remarque des concordances entre les hauts-lieux de diversité linguistique et ceux de diversités biologiques. Les grandes étendues de forêt tropicale au cœur de l’Afrique ou de l’Asie du Sud-Est et de l’Amazonie abritent 50% à 90% des espèces mondiales en plus de contenir certaines des plus grandes diversités linguistiques au monde.
Cette grande diversité s’explique d’abord par l’organisation culturelle de ceux qui la portent, en particulier des populations indigènes. En effet, ces derniers représentent moins de 5 % de la population mondiale, mais parlent au moins 60 % des langues sur terre. La grande diversité biologique de ces lieux de vie a permis à ces groupes réduits d’être autosuffisants. L’isolement géographique n’a pas empêché les populations, par exemple en Papouasie-Nouvelle-Guinée, d’avoir un goût pour le plurilinguisme. En effet, nécessaire aux échanges, à la méditation et signe de distinction sociale, il était commun de connaître les idiomes des communautés voisines.
En plus de leurs concordances géographiques, ces deux types de diversité sont menacés par des causes communes
Un des premiers mécanismes communs d’extinction est la destruction de l’habitat. Un des exemples les plus frappants concerne la forêt de Bornéo, vieille de 140 millions d’années. La déforestation actuellement en cours détruit l’habitat naturel de milliers d’espèces endémiques dont dépendent par ailleurs les peuples autochtones pour vivre. Ainsi, le peuple penan voit sa population diminuer passant de 13000 à 500 individus entre 1970 et 1990. La destruction d’un environnement naturel amène donc non seulement à la perte de biodiversité mais aussi à la perte de diversité culturelle et linguistique des peuples qui sont rattachés.
Un second mécanisme commun à l’érosion de ces diversités est l’homogénéisation à laquelle celles-ci doivent faire face. La domination d’une poignée de langue, résultat, entre autres, du colonialisme européen, contribue à l’extinction des langues minoritaires vues comme moins utiles. Plus de 90% de la population mondiale parle l’une des 100 langues les plus parlées au monde. L’uniformisation du vivant quant à lui dépend entre autres d’une uniformisation dite biotique liée à l’expansion des aires de répartitions couplée à la standardisation des écosystèmes. On peut par exemple penser à la déforestation massive afin de laisser place à des monocultures intensives.
Le développement de l’ère techno-industrielle propre au XIXème et largement accélérée au lendemain de la seconde guerre mondiale a également contribué à l’accroissement du processus d’uniformisation. Le développement de méthodes de cultures intensives et d’industries agro-alimentaires ont favorisé la sélection de certaines espèces exploitées en masse au détriment de la diversité. Un des exemples les plus frappants concerne la diversité agricole où plus de 50% des calories végétales consommées sont procurées par seulement trois espèces: le blé, le riz et le maïs.. Ce souci de standardisation est également valable pour les langues. Le déploiement de moyens de transports internationaux comme de nouveaux moyens de communications ont accéléré les échanges commerciaux et culturels internationaux. Plusieurs langues dominantes ont pris le dessus sur les langues minoritaires. Cela peut résulter d’un choix politique comme ce fut le cas en France lorsque la Troisième république interdit l’usage de langues régionales à l’école dans le but de renforcer l’idée de nation une et indivisible ; mais cela peut aussi venir d’une volonté des peuples eux-mêmes. Il semble par exemple plus judicieux pour certaines familles amérindiennes d’apprendre l’anglais à leurs enfants plutôt que leur idiome traditionnel. Pourtant l’étude de Skutnabb-Kangas montre que les enfants recevant une éducation en leur langue maternelle amérindienne deviennent plus facilement bilingues en anglais et obtiennent de meilleurs résultats.Cette standardisation est aussi possible comme étant le fruit d’un regard utilitaire que nous portons à la fois sur la nature et les langues. Aussi bien que la nature et les espèces apparaissent comme interchangeables, toutes au profit de l’homme, les langues sont elles aussi vues comme des encodages différents d’une même chose. Dans le texte du cadre européen commun de référence pour les langues, régissant l’apprentissage des langues en Europe (les fameux niveaux B1, C2, etc), la diversité linguistique est valorisée. Or ce même texte réduit les langues au point de croire qu’elles permettent d’exprimer les mêmes idées par des mots équivalents. Cette vision des langues comme « langues de service » vident celles-ci de la culture qu’elles portent. Or, pour reprendre la formule de Rose-Marie Volle, chercheuse en linguistique à l’université Paul Valéry de Montpellier, « dire quelque chose dans une autre langue, c’est dire autrement autre chose. Le globish, mot valise pour désigner un anglais universel parlé par des locuteurs non-anglophones, est un exemple de langue utilitaire qui s’emploie dans le seul but de répondre à un besoin d’intercommunication. Ainsi, il ne suffit pas de prôner la diversité mais d’abord de connaître ce qu’on en prône ; définir les contours de la notion de « nature » d’une part et de « langue » d’autre part, avec toutes les charges symboliques et culturelles qu’elles portent, au-delà du seul regard utilitaire.
Etudier et protéger conjointement ces deux diversités
La seule sémantique peut être révélatrice du regard porté par une société sur ce qu’elle désigne. C’est en se basant sur cette thèse que l’anthropologue Philippe Descola soutient l’idée selon laquelle la culture occidentale est le seul exemple de rapport « naturaliste » avec le vivant, par opposition à des approches « animistes » ou « totémistes » par exemple. Ce rapport naturaliste correspond à l’existence d’une dichotomie entre nature et culture, rapport qui implique que nature ne peut être culture. La langue, intimement liée à la culture, nomme les concepts dans une logique culturelle qui lui est propre. Alors elle est une matérialisation sensible du regard porté par une culture. Pour reprendre le concept de Descola, le seul mot « nature » pour désigner le concept flou d’êtres biologiques peut poser problème. “Nature” sous-entend un cloisonnement avec l’artificiel, c’est-à-dire ce qui est issu de l’Homme. Or concevoir l’Homme en dehors de la nature est difficilement entendable d’un point de vue biologique. Ce même terme est le résultat de la vision utilitariste que nos sociétés ont fait du monde biologique.
Un autre exemple intéressant semble aussi être celui du « sauvage ». En effet, cette notion porte en elle une relation anthropique dualiste : à la fois une sacralisation et une peur du sauvage. La sacralisation d’une nature incontrôlable fait écho à notre propre part d’incontrôlable, nos pulsions par exemple. D’autre part, il existe aussi une forme de peur, sinon de rejet pour ce qui est aussi une figure de destruction et de chaos. On préfère donc exclure le sauvage aussi fascinant que terrifiant.
Plus encore que la langue, il semble que les liens entretenus par l’Homme avec la nature sont ceux d’une nature éternellement symbolisée afin de la rapporter à l’humain. Il s’agit donc toujours d’une représentation symbolique de la nature par et pour l’Homme. En effet, la représentation du vivant dans l’art est souvent associée à une forte valeur symbolique. En peinture par exemple, la rose, éternellement associée à l’amour et la beauté ou le lys figure de royauté comme de mort. Dans les arts, la nature est représentée pour ce qu’elle symbolise aux yeux des Hommes et de leur culture. Les liens tissés par l’Homme avec la nature ne sont donc qu’un reflet de nous-même et de notre civilisation, ce qui nous éloigne toujours plus du vivant.
Au-delà du rapport symbolique entretenu par la langue, il apparaît que la perte de diversité linguistique est aussi la perte de connaissances sur le vivant. En effet, les années d’évolution d’une langue l’ont façonnée de telle façon à ce que celle-ci soit le plus adaptée possible à l’environnement qui lui est propre. Alors qu’en inuit le terme de « glace « est différent en fonction de la résistance de celle-ci, aucun équivalent n’existe dans d’autres langues pour désigner aussi précisément une telle connaissance. Ainsi, les langues contiennent en leur sein une connaissance sur le monde, issue de siècles d’apprentissage au contact d’un vivant spécifique. Perdre cette diversité linguistique revient donc aussi à perdre des outils adaptés aux écosystèmes dont ils sont issus.
Alors, entre sacralisation et exploitation, existe-t ‘il un rapport avec le vivant qui permettrait tout de même aux Hommes de s’y inscrire ? C’est la question que pose le philosophe Baptiste Morizot en y répondant par la proposition d’une troisième voie qu’il nomme « la diplomatie », position dans laquelle l’Homme tiendrait le rôle d’intermédiaire entre les espèces. Il se mettrait alors au service de leurs relations comme l’est traditionnellement un « diplomate ».
De façon plus concrète, il semble nécessaire d’agir à une échelle locale afin de préserver ces diversités. Pour se faire, il faut donner les moyens d’actions aux populations aborigènes en renforçant leur autonomie politique, comme c’est le cas en Norvège où le peuple saami bénéficie de son propre parlement. Il existe heureusement de nombreux cas de politiques locales menées par des populations aborigènes qui ont permis de préserver une culture comme l’environnement dont celle-ci est propre. A Hawaï par exemple, la mise en place d’un programme d’étude de langue dans les écoles permet de préserver l’hawaïen en assurant sa transmission aux générations futures.
Néanmoins, ces initiatives sont malheureusement encore trop peu nombreuses et il semble nécessaire d’agir au plus vite afin de limiter une perte éternelle.
Conclusion
Ainsi, entre linguistique et biologie, si des similitudes dans la répartition spatiale et les mécanismes d’extinction ont pu être mises en lumière, c’est aussi notre rapport aux diversités du vivant qui est questionné par cette approche interdisciplinaire. Le champ de recherche paraît abyssalement ouvert, de quoi déchaîner ardemment les passions, à une époque charnière de remise en question du couple Humanité/Nature.
Pour aller plus loin
Références :
Préserver ensemble les langues et la biodiversité, Daniel Nettle
Par delà nature et culture, Philippe Descola
Les diplomates, Baptiste Morizot
Linguistic Genocide ? Skutnabb-Kangas
Pour en savoir plus sur la représentation de la nature en peinture
Photo d’illustration : Prise par eGuide Travel – Papua New Guinea, CC BY 2.0 : La Papouasie-Nouvelle-Guinée, véritable réservoir de biodiversité, contient aussi 13,2% des idiomes du monde pour seulement 9 millions d’habitants.